Quand j’ai rencontré Nora en Indonésie il y a deux ans, j’ai été impressionnée et je dois le reconnaître, un peu dubitative.
Son projet de vie, c’était, à son retour en Suisse, d’entrer à l’armée. Elle avait 18 ans, la tête sur les épaules et une détermination à laquelle je n’avais jamais été confrontée.
Oui, impressionnée représente définitivement l’état dans lequel j’étais quand je l’ai entendue m’expliquer qui elle était et surtout pourquoi.
Deux ans plus tard, nous voilà à nouveau réunies. Cette fois dans le pays de l’érable, des ours et des « c’tout à fait correk ». Elle a accepté, pour mes beaux yeux et pour la toute première fois, de raconter son expérience à l’armée en tant que femme.
Sexisme, humiliations, résilience, dépassement de soi, minimalisme, abandon, force mentale, histoires d’amour, harcèlement physique, harcèlement moral, barrière de la langue : Nora a tout traversé sans sourciller.
Salut Nora ! Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Nora, je suis Suisse, j’ai présentement* 20 ans et je travaille en ce moment pour une entreprise de sécurité en Suisse.Je reprends les études en Septembre : l’Université en Droit, à Lausanne.
Tu es entrée dans l’armée il y a un an, c’est ça ?
Il y a bientôt deux ans en fait. C’était en Octobre 2016.
Pourquoi tu as voulu entrer dans l’armée ?
Ça c’est la question qui revient toujours. On se dit « mais c’est quoi cette folle, les hommes sont obligés de faire leur service, les femmes, non, et elle choisit de s’infliger ça ».
Mais en fait, depuis toute petite, j’ai toujours été aventurière, j’aimais faire les choses à contre courant. Et puis, j’ai toujours aimé l’autorité et aussi ce que faisait la camaraderie ; le monde de l’armée m’attirait.
Plus je grandissais, plus je me disais que je devais essayer et que ça allait forcément me donner une expérience de vie incroyable. Une expérience qu’on ne peut pas avoir dans la vie civile, dans la vie ordinaire en faisant un travail normal.
Quelles sont les spécificités de l’armée Suisse ?
La principale spécificité, c’est que l’armée Suisse une armée de milice, pas une armée professionnelle. Cela signifie que les hommes sont obligés de la faire à moins de payer un impôt équivalent à 3% de leur salaire, ce qui est énorme.
Les hommes, en Suisse, sont tous astreints à faire soit l’armée, soit la protection civile, soit le service civil.
Les recrues doivent effectuer 18 semaines avec des cours de répétition un peu plus longs. Quand je l’ai fait c’était un autre système : nous devions effectuer 21 semaines obligatoires. Puis revenir 3 semaines/an pendant 7 ans (système court). En tout, il fallait faire 300 jours. Nous avions le choix entre réaliser ces 300 jours d’un coup, ou revenir tous les ans avec le système des « 7 ans ».
Et les femmes, elles, ne sont pas du tout impliquées dans l’armée ?
Pas du tout.
C’est sur une base volontaire. A partir du moment où elles signent, elles entrent dans l’armée au même titre que les hommes et sont traitées exactement comme eux. Excepté les douches et les dortoirs bien sûr !
Mais vraiment, ce n’est parce que tu es une femme que tu as un traitement de faveur, comme porter des charges moins lourdes, courir de plus courtes distances etc.
Tu avais des appréhensions (rapport au fait d’être une des seules femmes à l’armée) ?
Ça ne me faisait pas peur d’être la seule femme, au contraire. Je m’entends, en général, mieux avec les hommes qu’avec les femmes et je me réjouissais vraiment d’être dans un monde d’homme. C’est vraiment un milieu qui me plait à la base.
Mes appréhensions initiales étaient plutôt liées au sport, à mes compétences physiques. Par exemple, lors d’une marche, de ralentir tout le groupe parce que je ne vais pas au même rythme.
Quel a été ton parcours au sein de l’armée ?
Pendant les premiers mois, j’étais dans l’infanterie (les troupes de combat).
J’ai ensuite passé mon école de recrues en Suisse Alémanique pendant 13 semaines. J’étais dans une école de recrue bilingue (donc suisse allemand et français).
On m’a très rapidement proposé de devenir sergent. Je ne comptais pas grader si vite mais je me suis dit « pourquoi pas », ça ne rajoute que 4 mois…
Une fois en école de sous-officier, on m’a cette fois proposé de devenir lieutenant. A nouveau, le fameux « pourquoi pas » s’est imposé à moi. Je me suis laissée aller dans l’engrenage militaire. C’était un peu de la propagande, tout ce qu’on me disait était très alléchant. Je me suis demandée pourquoi les gens refusaient, ça ne rajoutait que quelques mois au final…
J’ai donc fini mon école d’officier après 15 semaines. Je pense que c’étaient les pires et les meilleurs moments vécus à l’armée parce que c’était très dur. Mais c’est ce que je recherchais. Je voulais me pousser mentalement, physiquement. Et franchement, c’est ce que j’ai le plus aimé, on nous a vraiment appris à nous débrouiller et à aller au-delà de nos limites.
Quand j’ai fini mon école d’officier, j’étais chef section de 45 hommes. C’est à ce moment que je devais commencer mes 21 semaines. Mais je me suis arrêtée à la semaine 8.
Au fil de ton parcours, as-tu remarqué des différences notables en tant que femme ?
Bien sûr.
Déjà, au début, comme j’étais la seule femme, tout le monde m’ajoutait sur Facebook. Les mecs étaient gentils avec moi, on me tenait la porte, j’avais l’impression d’être une princesse.
J’ai mis les choses au clair très rapidement. Dès que quelqu’un essayait de me draguer, je faisais en sorte de les mettre mal à l’aise. Je leur faisais comprendre que je n’étais pas là pour ça. Et ça a fonctionné, ils ont fini par m’apprécier sans vouloir aller plus loin. Mais ça, c’est d’un point de vue social.
D’un point de vue physique, le vrai souci, c’est l’hygiène corporel. Quand j’avais mes règles par exemple, c’était très compliqué. J’avais mal au ventre, j’étais de mauvaise humeur, plus fatiguée etc. Et puis, il fallait changer les tampons… Pas très pratique en plein exercice ! Du coup, j’ai fini par devoir prendre ma pilule 3 mois d’affilée (seulement à l’école de sous-officier qui était très difficile physiquement). Ce qui fut une horreur ! j’ai senti les différences dans mon corps. J’étais encore plus irritable, j’avais pris des formes… Psychologiquement, c’était éprouvant de devoir enchaîner ces pilules pour être au même niveau que les hommes.
En tant que femme, as-tu eu l’impression de devoir modifier ta personnalité ? Devoir être plus dure pour te faire respecter ?
Forcément, en tant que femme, on est beaucoup plus observée. Comme on est les seules, le regard est constamment porté sur nous.
Dès que j’ai eu mes recrues, je leur ai dit que les règles seraient les mêmes. Que le fait que je sois une femme ne changeait rien.
Tout le monde a compris excepté un petit incident avec une recrue. Il a fait un refus d’ordre parce que j’étais une femme. Je n’ai pas fait un cinéma, je l’ai pris à côté et je lui ai dit « soit tu continues à faire des refus d’ordre et tu finis en prison militaire, sois tu prends sur toi car c’est l’objectif principal de l’armée ». Il a compris. Mon autorité était installée, je n’ai pas dû faire d’effort supplémentaire pour me faire respecter.
Je n’ai donc pas eu de soucis avec mes recrues. Ça a plutôt été le cas avec mes supérieurs…
J’ai toujours pris ma tâche bien au sérieux, j’étais très impliquée, très responsable. Je n’ai pas eu la sensation de devoir modifier mon caractère ou de devoir m’endurcir.
Mes amies en revanche trouvaient que j’avais changé. Elles parlaient de maquillage et de choses futiles alors que moi, j’étais dans le monde le plus simple, sans artifices. Et je ramenais tout à l’armée, j’avoue… Forcément, ça m’a changé dans ma vie personnelle.
A l’armée, tu te satisfais vraiment du minimum. Et ça, ça change beaucoup de choses dans une vie.
Tu me disais qu’avec tes recrues, tu n’avais pas de souci mais que c’était plus compliqué avec tes supérieurs ?
En effet.
Pour reprendre chronologiquement : à l’école de recrues, je n’ai jamais ressenti de différences par rapport au fait que je suis une femme. Nous étions beaucoup, il y avait une bonne ambiance.
En école de sous- officier, on remarquait déjà une différence. On me disait que ça allait être dur, que j’allais devoir me faire respecter, que les choses seraient plus compliquées etc. J’ai en effet rencontré quelques difficultés. D’abord, ils ont voulu me renvoyer. Tactiquement, je n’étais pas assez bonne. C’était vrai mais je m’appliquais à comprendre, je faisais des efforts. Pendant que d’autres mecs n’en branlaient pas une.
On me disait « vous c’est normal que vous comprenez pas, vous ne faites pas la guerre normalement. Vous êtes une fille ».
J’étais catégorisée pour jouer à la poupée.
Et les mecs, à la guerre.
Le vrai problème, ça a été à partir du paiement de gallons. Les inégalités sont devenues très (trop) importantes. J’étais la seule femme sur 1500 hommes en Suisse Alémanique et la seule Romande. Ils m’ont envoyée là-bas parce qu’ils avaient besoin de quelqu’un qui parlait allemand (je me débrouillais mais je n’étais clairement pas bilingue) et qu’il n’y avait plus de place en Suisse Romande pour moi.
Je donnais tout ce que je pouvais mais pour les militaires, ça n’était jamais suffisant. Ils me traitaient comme une moins que rien.
J’ai compris ce qu’était être une femme dirigée par des hommes.
Tu as des exemples concrets ?
L’une des choses la plus traumatisante, ça a été par rapport à un adjudant allemand. C’est lui qui m’a fait vivre un enfer. Si je le revoyais, je lui cracherais dessus. Ouais. Il me regardait de bas en haut, il aimait voir les femmes souffrir, clairement.
Parfois, il venait dans ma chambre au milieu de la nuit (ce qui est interdit) et me disait « les chaussures de vos recrues sont sales ». Je lui demandais si ça ne pouvait pas attendre le lendemain et non, il voulait réveiller mes recrues. On dormait déjà tellement peu… C’était un enfer.
Et ça, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres ! Les autres mecs, eux, n’avaient jamais rien. Jamais réveillés, jamais emmerdés.
C’est vraiment au paiement de gallons que j’ai compris ce qu’était être une femme dirigée par des hommes.
Ta pire expérience pendant l’armée ?
Je dirais qu’il y en a deux :
La première, c’est que j’ai eu une histoire d’amour. C’était l’une des pires choses qui pouvait m’arriver, car j’aimais beaucoup ce garçon. Le problème, c’est que quand tu es la seule femme dans un monde d’hommes, tu ne sais pas si tu es aimée parce que tu es la seule femme ou que c’est sincère.
Au final, quand j’ai eu besoin de lui, il n’a pas été présent. Il n’y a d’ailleurs jamais rien eu d’officiel entre nous…Tout ça a été très dur psychologiquement. Ça a beaucoup affecté mon comportement professionnel.
La deuxième ne fut pas pas la « pire » à proprement parler mais c’est celle que j’appelle « le déclic ». Il fallait que j’arrête. J’ai réalisé que les mecs étaient vraiment trop cons quand ils avaient du pouvoir et qu’ils étaient en présence d’une femme.
L’événement s’est passé en semaine 6. J’étais sortie dans un bar. Pourtant je ne sors jamais pendant les semaines de travail mais les collègues ont insisté. J’ai craqué. J’étais au comptoir, je me levais pour sortir et là j’ai senti une énorme claque sur mes fesses. Je me suis retournée, j’ai vu 3 chefs de groupe. J’ai demandé qui avait fait ça. L’un des trois a levé la main, fier comme jamais. Je lui ai demandé pourquoi il avait fait ça, je l’ai engueulé et pendant mon monologue, il se marrait. J’ai voulu lui foutre une baffe mais je savais que ça allait se retourner contre moi. En Suisse, une claque sur le visage est une voie de fait et est considéré comme pire qu’une claque sur les fesses. J’ai continué de m’expliquer avec lui et il soutenait que « oh ça va, c’est rien ».
A ce moment, je n’étais pas avec mes camarades. J’ai voulu que cette histoire reste secrète car je savais que je ne serai pas entendue et que je n’aurai pas gain de cause.
Je l’ai finalement dit à mon chef qui a transmis l’information à tout le monde mais pas du tout sous forme de discours moralisateur. Plutôt « j’ai un bon ragot à vous raconter les mecs ».
Merci pour la discrétion… Et merci pour la manière de raconter cette bonne histoire hilarante. A ce moment, j’ai commencé à réaliser que ça allait être dur pour moi.
J’ai dû me battre comme une folle pour que mon agresseur soit puni.
C’est cet incident, entre autre, qui t’a donné envie de quitter l’armée ?
Je dirais qu’il y a eu une accumulation de choses car je dormais peu, je mangeais peu etc.
Mais oui, ça a été l’élément déclencheur.
Je ne me suis pas sentie soutenue, je me suis sentie seule et tellement différente… Tout le monde pensait « c’est une femme, si elle se plaint, c’est qu’elle a rien à foutre là ». Et ce, malgré la gravité de ma « plainte »… Personne ne réalisait que c’était grave.
Si tu avais été un homme, tu penses que tu n’aurais pas quitté l’armée à la semaine 8 ?
Clairement !
Quand je suis arrivée, comme je te le disais, j’avais peur d’abandonner à cause du physique, pas à cause de relations humaines.
Pour moi, on était tous égaux, je n’imaginais pouvoir subir ça. Il semblerait que j’étais un peu utopiste.
C’est ton rêve de petite fille qui a été brisé ?
Complètement. Quand j’ai quitté l’armé, je suis partie en Islande toute seule. J’avais besoin de m’évader, d’oublier. Je ne m’en suis pas rendue compte sur le coup mais je faisais un burn out.
Cependant, à la sortie de l’armée, je n’ai rien de dit de tout ça. A personne.
Pourquoi ?
Parce que je le vivais comme un échec ! C’était mon rêve absolu et je me suis, à ce moment-là, dit que ça n’était pas le truc fait pour moi…
Alors qu’avec du recul, je peux dire que ça l’était. Mais pas dans les bonnes conditions.
Si une femme te le demandait, tu lui conseillerais l’armée ?
Alors, il faut savoir qu’à la sortie de l’armée, j’ai créé un groupe Facebook qui s’appelle « les femmes à l’armée ».
L’idée était qu’on puisse parler de tout, se raconter nos expériences, une sorte de sororité. Nous sommes maintenant 120 sur le groupe et je reçois souvent des demandes.
Cela permet de calmer nos doutes, de mettre en lumière les situations abusives etc.
Mais oui, je le conseillerais !
Je referais mon service militaire à 100%. Mais il y a des choses que je refuserais… Je connais maintenant les limites à poser.
Tu penses qu’il faudrait éduquer là-dessus ? Pour permettre aux femmes une intégration différente ?
Aujourd’hui, c’est clair, il n’existe quasiment rien en termes de prévention. A la base, on te dit que tout le monde (hommes et femmes) est traité de la même manière mais c’est faux.
Mais franchement pour moi, ça ne servirait à rien. Je pense que c’est du bon sens… Je pense que la prévention ne serait pas utile. Si t’as envie d’harceler une meuf, tu le fais…
Toi, tu te considères comme féministe ?
Pas franchement.
Tu ne te dis pas que tu as envie de te battre pour ça ? Pour que les choses changent ?
Là aujourd’hui, je me suis trop battue pour moi… Je n’ai pas la force de me battre pour d’autres.
Je ne vois pas ce que ça pourrait changer. Ça ne reste qu’une histoire parmi tant d’autres.
Ouais mais tu ne te dis pas que ça vaut la peine de se battre ? Que des femmes comme Simone Veil ont eu raison de militer ?
Si, bien sûr !
Mais aujourd’hui, mon expérience est encore trop fraiche. Je n’aurais pas la force de militer, je me sens trop seule dans cette situation.
Ça me fait encore mal. Au final, quand j’ai quitté l’armée, je ne voulais plus en entendre parler.
En revenant d’Islande, tout le monde me posait des questions mais je n’arrivais toujours pas à raconter mon histoire.
Je suis repartie 2 mois toute seule à Malaga, pour oublier. Mais ça n’était pas des mois très heureux, je ne faisais que manger, j’ai pris du poids… Je ressassais.
J’ai mis du temps, à mon retour en Suisse, pour m’en remettre. Et en parler.
Je me dis que les choses auraient été tellement différentes si j’avais été un fucking homme.
Tu n’as pas raconté ton histoire à beaucoup de personnes finalement ?
Non. Je ne voulais pas être considérée comme une victime, comme quelqu’un qui a abandonné son projet. Ça n’a été qu’après coup que j’ai réalisé que ça n’était pas un échec mais une prise de conscience hyper importante.
Tu ne peux pas bien travailler si tu n’es pas heureux… Tant pis pour le rêve.
J’ai pensé pouvoir passer au-dessus d’un harcèlement moral. Parce que c’est ce que c’était ! Mais non. J’aurais pu porter plainte mais je ne l’ai pas fait. J’ai mis du temps à réaliser l’enfer de ma situation.
Et puis, comme je te le disais, j’avais l’impression que raconter mon histoire ne servirait à rien. Cet adjudant et son comportement ont finalement été pires que l’agression. Ça a été plus traumatisant que tout le reste.
Je me dis que les choses auraient été tellement différentes si j’avais été un fucking homme.
Ton âge a joué sur tout ça ?
Oh oui ! Je n’avais que 19 ans et je dirigeais des hommes ! Je n’avais pas la maturité nécessaire pour remettre l’adjudant à sa place par exemple. Je n’aurais pas accepté ce que j’ai accepté là !
Maintenant, focus sur les études ?
A 100%. Je suis contente de reprendre un rythme classique. Je suis heureuse de me focaliser sur un seul but. Le pire est derrière moi.
De toutes façons, je ne voulais pas devenir pro dans l’armée 😉
Tu ne regrettes rien ?
Non ! j’ai tellement appris. En une année, j’ai pris une maturité incroyable.
Tu deviens cadre à 19 ans et tu diriges toutes une « équipe ». Dans une entreprise « normale », ça n’arriverait jamais.
C’était une expérience incroyablement formatrice.
MERCI MA NORA, tu es femme extraordinaire. Vraiment.
*Présentement étant une expression Canadienne, ceci est un petit clin d’œil.